Vététiste aventurier, Cédric Tassan s’est rendu au Kazakhstan pour un trip de 600 km dans des paysages majestueux. Découvrez son récit de cette épopée, des rives de la mer Caspienne jusqu’aux dernières forteresses rocheuses kazaks.
« La région du Mangystau est situé dans le sud-ouest du Kazakhstan, à l’est de la mer Caspienne. Avec un peu plus de 600 000 habitants pour 165 000 km², cette région affiche une des densités de population les plus faibles au monde. Mais derrière ces immenses étendues désertiques se cachent des paysages absolument fantastiques. A voir toutes ces pierres, on pourrait croire que l’homme a toujours fui cette région. Et pourtant, des mosquées souterraines fascinantes jusqu’à l’exploitation des ressources du sous-sol, le Mangystau a toujours su attirer les hommes. C’est dans cette région du monde que Cédric Tassan a décidé de réaliser une traversée intégrale de plus de 600 km d’Ouest en Est, des rives de la mer Caspienne jusqu’aux dernières forteresses rocheuses.
J’ai commencé à travailler sur cette destination fin 2019. J’avais été voir une exposition près de chez moi d’un photographe aventurier et j’étais immédiatement tombé amoureux des paysages. La pandémie est passée par là, freinant tout voyage au Kazakhstan. Cela m’a permis d’avoir du temps pour me documenter et tracer mon itinéraire. Car lorsque j’ai pris contact avec les locaux, ils m’ont tous déconseillé de venir ici à vélo tout seul. C’est un désert inhospitalier, sans eau, sans âmes qui vivent. Pour autant, je ne me décourage pas et continue mes recherches. En travaillant sur des vues aériennes, je vois que les pistes tracées par les véhicules sont nombreuses. Cela signifie qu’il y a du passage ! En cherchant bien, je tombe sur des habitations dispersées au milieu de nulle part, des alignements, des yourtes. Bref de la vie ! Je construis un itinéraire où chaque soir j’arrive à trouver du ravitaillement. Mais plus je m’enfonce dans le désert, moins je rencontre de villages ou de maisons…
Par conséquent, pour une telle aventure, il faut beaucoup de matériel à transporter. J’ai plusieurs vélos dans mon garage et je dois faire un choix. Mon Kern EN est un gros vélo, plus adapté à la descente technique qu’aux longues distances dans le désert. Il restera en France. Mon Venture serait le compagnon idéal, c’est un vélo de gravel fait pour les grands espaces et les larges pistes. Cependant même si le Mangystau ne présente pas beaucoup de relief, je ne sais pas quel revêtement je vais avoir. Je crains d’être fatigué plus que de raison sur les chemins défoncés. Celui qui me semble le plus adapté reste mon Shamann. C’est un XC de 10,4 kg : ses 100 mm avant et arrière m’apporteront du confort, je peux en plus bloquer les suspensions pour améliorer mon rendement et ses pneus sont taillés pour affronter les rochers.
Côté chargement, je vais l’habiller de sacoches. A l’avant je fixe 2 sacs sur la fourche qui contiendront mon eau, soit 8 litres. Cela me permettra de tenir 2 jours sans me ravitailler. Sur le guidon, je fixe mon GPS et un phare, au cas où je devrai rouler de nuit. J’attache aussi 2 sacs : le premier contient mon matériel de nuit, le second toutes mes batteries externes. Un pneu de rechange et un trépied carbone viennent compléter la charge sur le guidon. Je surmonte le tout d’un panneau solaire de 11W. A l’arrière, une longue sacoche sous selle renferme ma trousse de survie, des vêtements chauds, un dérailleur, une chaine, une pompe amortisseur. J’ajoute à cela une sacoche sous le cadre avec mon matelas et sur le top tube, une petite housse qui contient mon matériel de réparation. Je complète mon vélo avec un porte bidon et une mini pompe. Sur le dos, j’opte pour un sac à dos ultra léger et je fourre dedans mon appareil photo, mon drone, ma trousse de secours, mon téléphone satellite, des batteries, des câbles…
Pour corser le tout, je pars en plein Ramadan et le Kazakhstan est un pays musulman. Je n’avais pas du tout prêté attention à cela en planifiant mon aventure. Mais il va falloir gérer cela car il ne me sera pas possible de ne pas manger et boire pendant mes longues journées d’effort…
J’arrive sur place à l’aéroport d’Aktau. Planté au milieu du désert, cette ville est située au bord de la mer Caspienne, c’est la capitale du Mangystau avec 182 000 habitants. Au 19e siècle, un voyage vers les rives orientales de cette mer était considéré comme une entreprise non seulement difficile mais dangereuse. Les déserts étaient presque aussi inaccessibles que le Sahara. Et pas seulement à cause du climat très rigoureux ou de l’absence de végétation ni même à cause des vents brûlants qui soulèvent des tempêtes de poussière. Le problème était qu’il n’y avait pas d’eau potable. En 1850, le grand poète ukrainien Taras Shevchenko, exilé ici par le gouvernement russe, écrivait : « Un désert sans aucune végétation – seulement du sable et des pierres. Vous regarderiez autour de vous et vous vous sentiriez si triste que vous pourriez aussi bien vous pendre. » Le Mangystau était appelé autrefois Mangyshlak une « terre qui a perdu de l’eau ». Maintenant, on l’appelle une «terre qui a trouvé de l’eau». Aktau sortie de terre dans les années 1960 par des prisonniers du goulag est la seule ville au monde qui vit entièrement d’eau de mer.
Je suis accueilli par Yersultan, mon contact local de chez Ata Trip. Nous sommes en discussion depuis plusieurs semaines et il s’est occupé d’assurer une partie de ma logistique. Et notamment de me trouver des hébergements chez l’habitant au fil de ma traversée. Comme convenu, nous prenons la direction plein nord. L’extrême monotonie du paysage et la sécheresse qui règnent ici m’impressionnent. Pour l’instant je suis assis dans un véhicule climatisé mais dans quelques temps, je serai livré à moi-même. Après plusieurs heures de route, nous arrivons au bout du Mangystau, sur un plateau rocheux qui domine la mer Caspienne. Il est temps de décharger le matériel et préparer mon vélo. Yersultan m’a apporté de l’eau et de la nourriture pour ce soir et demain. Ma première nuit va se faire ici, comme une veillée d’arme. La voiture s’éloigne, je reste seul ici avec la mer Caspienne en ligne de mire. Désormais, il n’y a plus aucun bruit humain, seul le vent comble le vide immense que je resents ici. Pour ne pas sombrer dans une panique intérieure, il faut occuper l’esprit : vérifier son chargement, faire quelques photos et trouver un lieu de bivouac. Je décide de quitter le plateau balayé par ce vent fort. Je sais que plus bas je serai moins exposé. Rapidement, je trouve une vieille ruine, je peux ainsi poser mon vélo contre et préparer le bivouac. Pour des raisons de poids, je n’ai pas pris de tente. Je me dis que dans le désert, il ne doit pas pleuvoir souvent…
Je m’enfonce dans mon duvet sous un ciel bien chargé. Pas de chance, en pleine nuit, je suis réveillé par une pluie fine. Je décide de ne pas bouger. Mais rapidement, elle devient plus importante, je me réfugie rapidement sous mon poncho, le duvet trempé… J’attends que cela passe et décide de refaire mon campement à la lumière de la pleine lune. Je sèche mon matelas puis positionne mon poncho sur mon sac de couchage. En cas de pluie, je n’aurai plus qu’à le rabattre sur ma tête et à me tenir tranquille… Une seconde averse vient troubler ma nuit, je grelotte de froid. Mais assommé par la fatigue, je me réveille vers 7h du matin !
J’attaque ma traversée en me frayant un chemin sur les nombreuses pistes tracées par les 4×4. En descendant du plateau, je rencontre ma première nécropole en plein désert, un instant magique que de voir ces magnifiques mausolées. Un 4×4 vient à ma rencontre, il s’agit de mon premier contact avec des locaux. Les chemins sont multiples, un vrai labyrinthe, heureusement mon GPS est là pour me guider. Mon itinéraire se rapproche de la mer Caspienne. Je suis appelé de loin par un groupe d’hommes affairés près de gros rochers, il s’agit de 4 pêcheurs : 2 kazakhs et 2 russes. Je suis invité à partager le poisson grillé pêché il y a quelques minutes.
Après 35 km sur le vélo, je traverse un canyon et découvre en face ma première mosquée troglodyte. J’entre dans le site de Shakpak Ata. La mosquée a été construite il y a 1000 ans. Le nom a été donné en l’honneur du soufi Shakpak-Ata, sage-guérisseur kazakh, qui a vécu ici avec ses disciples. L’espace intérieur surprend ces visiteurs par sa blancheur la plus pure, car sa salle est creusée dans la falaise de craie. On ressent immédiatement l’atmosphère particulière de l’ancien sanctuaire. Autour de la mosquée, de nombreuses pierres tombales gisent. L’histoire raconte qu’elles appartiennent aux disciples de Shakpak-ata. Et on ne sait pas exactement où enterré le soufi. Il faut déambuler ici avec prudence et porter une attention particulière à chaque tombe. Encore 35 km de désert et je tombe en fin de journée sur la petite ville de Taushik entourée de sable. Je demande la maison de Nurzhan Akim, il est censé m’accueillir ce soir. Un camion et une horde de petites motos m’escortent jusqu’à sa demeure. Pour cette belle soirée, nous dinons tous en famille, la nourriture est en abondance.
Je pars tôt le lendemain et les 15 premiers kilomètres de goudron me servent d’échauffement. Quand je quitte la route pour prendre plein est à travers le désert, je me retrouve face au vent. Je sens que la journée va être dure car jusqu’au bout j’irai dans cette direction. La monotonie s’installe, le paysage plat et fade. Seuls quelques chameaux émergent de l’horizon. Petit à petit des rochers ronds constellent la steppe. Après une dernière montée, je tombe sur une vallée magnifique où ces boules de rochers font plus de 3m de diamètre ! Je me fraie un chemin à travers ce vaste champ de roches sédimentaires formées il y a 150 millions d’années. Au centre de ces sphères se trouvent des coquillages, des dents et des os de poisson et des restes de plantes. C’est la preuve que le Mangystau est bien une terre qui a perdu l’eau. Je lutte toujours face au vent, traverse un immense lac salé et rencontre une nouvelle route. Je suis heureux de retrouver le goudron, la progression en sera facilitée. Plus loin, je découvre le magnifique rocher de Sherkala, une majestueuse montagne en forme de yourte. Après un détour de quelques kilomètres pour mieux l’apprécier, je poursuis jusqu’au camp de Etno el Kogez. Je passe ma nuit dans une yourte paisible, prêt à affronter la suite même si je reçois une alerte SMS sur mon téléphone portable qui annonce une tempête de vent les prochains jours.
Le lendemain, j’ai 2 options : suivre la route directement jusqu’à ma prochaine halte ou tenter de traverser par le nord par le désert. La décision est prise en quelques minutes, je quitte le goudron et m’enfonce dans l’inconnu. Le paysage est sublime ce matin, je roule au pied d’une immense montagne. Le vent souffle toujours de face, mais la beauté des lieux me font oublier l’effort. Plus loin, je rencontre un élevage de chameaux déserté. La piste oblique plein nord et me force à traverser une longue zone sableuse : il faut pousser. Plus loin, je grimpe sur une crête, prend de la hauteur et me retrouve rapidement sans chemin. Je trace tout droit, traversant plusieurs canyons escarpés puis retrouve une nouvelle piste. Je tire toujours plein est face à un vent de plus en plus fort. J’atteins péniblement Zjamysh, petit village du désert. Même cinéma que dans le précédent village, une horde de motos m’escortent jusqu’à la maison de Masqat. Sa famille est très religieuse et respecte le ramadan à la lettre. Le soir tout le monde est réuni autour d’une bonne table pour s’ouvrir l’appétit avec de nombreux petits plats. Mais le repas traditionnel, le besbarmak arrive un peu plus tard, dressé sur des tapis par terre. On mange avec les mains la viande, les pattes bouillies, les pommes de terre et les oignons. En fin de repas, le sorpa, un bouillon de viande est servi. Repu, je file me coucher pour une courte nuit.
Désormais, je m’enfonce dans le désert et je devrai être autonome en nourriture et en eau pendant 2 jours. Aucun ravitaillement n’est possible. J’ai 160 km devant moi à parcourir. Ce matin, le vent a tourné, je l’ai dans le dos. Autant dire que les 40 km de goudron se réalisent très rapidement. Puis il est temps de quitter la route et filer vers le site de Sor Tuzbair : des immenses falaises de craie au bord d’un lac salé gigantesque. Mais je déchante rapidement en arrivant sur place. Les locaux m’avaient pourtant certifié, à tort, qu’il y avait une piste pour descendre : je ne vois qu’une falaise verticale de 100 m de haut sur 100 km de long ! Si je ne peux descendre, mon aventure est compromise. Car un détour me ferait perdre au moins 1 journée sur le vélo et je n’ai pas les vivres nécessaires. Je passe 3h à arpenter cette falaise et fini par trouver un passage très escarpé dans un labyrinthe de goulottes très raides. Je dois démonter mes sacoches et faire plusieurs aller-retours pour me retrouver en bas. Satisfait de cette découverte, je sais aussi que le piège se referme sur moi. Impossible de faire demi-tour, je devrai aller de l’avant coûte que coûte. La nuit au pied de ses falaises magnifiques et contre un bloc rocheux est une des meilleures que j’ai pu passer dehors.
Le lendemain, je démarre très tôt et file tout droit à travers l’immense lac salé ! Je navigue à vue, sans suivre aucune piste. Mais plus je me rapproche du centre du lac, plus le sol se dérobe sous mes crampons. L’angoisse de se retrouver englué dans cette glaise me pousse à rester prudent et bifurquer très vite en cas d’alerte.
Après 40 km, je quitte le lac salé et trouve une voie ferrée et un petit bâtiment. Je m’allonge sur une dalle en ciment et m’accorde une bonne collation et une sieste. Je continue ma traversée du désert et en fin de journée, j’atteins après 80 km totalement seul le site religieux de Shopan ata, une magnifique nécropole et une mosquée troglodyte. Après la visite des lieux, j’entre dans les bâtiments qui accueillent pèlerins et visiteurs. Ici on trouve gite et couvert gratuitement. Ce site est comme une oasis en plein désert. Il n’y a aucun autre village à proximité. Je passe la soirée en compagnie des locaux, essayant de suivre au mieux les traditions. Dans le dortoir où l’on dort par terre, la nuit est agitée, bruyante. Les va-et-vient entre la salle à manger et la pièce sont incessants. Durant le Ramadan, les Kazakhs se lèvent la nuit pour manger. Finalement vers 5h30 du matin, je décide de me preparer pour partir, je ne peux plus dormir. Je quitte Shopan Ata de nuit et allume mes phares pour suivre la toute nouvelle route construite il y a 3 ans. Après 70 km, j’atteins une autre nécropole, Beket Ata et prends 2h pour la visiter.
La suite de mon voyage n’est qu’éblouissement ! Car je découvre le site spectaculaire de Boshzira, ce qui est sans aucun doute pour moi, le plus beau paysage que j’ai pu voir sur terre ! Là où le plateau rocheux s’arrête, il laisse place à une immense plaine d’où sortent des aiguilles rocheuses. La géologie a façonné un paysage totalement incroyable et immense. Je roule dans une toile de maitre durant tout une journée, bataillant aussi avec le sable qui se fait de plus en plus présent. Ma dernière halte se fait dans le village perdu de Ak Kuduk. Ici, aucune route, la première ville est à 5h de 4×4 ! Je suis accueilli avec chaleur par les locaux. De mémoire personne n’a jamais vu un vélo arriver ici. Les gens vivent de peu, quelques chameaux, quelques chèvres, voilà tout. Zhandarbek souhaite m’héberger pour la nuit, je ne dis pas non. Nous passons une soirée mémorable dans les rires avec sa femme et ses enfants.
Ce sent l’écurie, il me reste plus 80 km pour boucler ma traversée. Car au-delà du point que je me suis fixé, il n’y a plus rien. Ce sont les dernières lignes rocheuses et surtout la frontière avec le Turkmenistan. Je ne dois absolument pas la franchir car je n’ai aucun visa. Mais le Mangystau ne veut pas me libérer de sitôt. Les dunes de sable s’enchaînent, je dois pousser mon vélo régulièrement et le vent souffle de face. Après avoir dépassé une garnison militaire, je gagne une petite lagune où coule une jolie rivière ! De l’eau en plein désert ! C’est à ce moment-là que Yersultan et le chauffeur me rejoignent. Je sais que désormais plus rien ne peut m’arrêter. Le 4×4 m’ouvre la piste mais je le laisse partir très loin afin de conserver mon isolement. Une longue montée, la plus longue de toute ma traversée, conclue mon aventure de 630 km. En haut, c’est la claque ! J’arrive là où la terre s’arrête, là où les rochers émergent des nuages. La lecture du paysage est renversante : un immense lac salé s’ouvre devant moi duquel sortent des falaises monumentales : Karynzharyq sera le dernier paysage fabuleux du Kazakhstan qui restera gravé dans ma mémoire. »
Texte : Cédric Tassan / Instagram : Cédric Tassan
Photos : Cédric Tassan / Ruslan Churov